« Les aventures de Roustakouette et Quenouillard »
ou « les loges de la vertu »
Petit précis moralisateur et iconoclaste à l'usage des éducateurs
(d'après un incunable (forcément !) du bureau des estompes de Branly le Gaillard)
Chap.1 : Où l'on apprend tout sur la taille des héros
L'assène se déroule en 1869, dans un de ces établissements privés où les heureux pensionnaires passent quelques temps à peaufiner leurs savoirs, à découvrir les joies de la science et des lettres, à approfondir les secrets de la nature, de l'anatomie comparée aux mystères insondables de l'âme humaine, moteurs essentiels de la vie et de l'action, comme dira plus tard un certain Henry B. (1859-1941).
La maison, au style sévère mais propret, fort bien fréquentée par tout ce que la ville comptait de notables lettrés et chiffrés, venant régulièrement enrichir leurs connaissances et appauvrir leurs bourses, était facilement reconnaissable à sa magnifique glycine mauve surmontée d'une jolie lanterne vermillon.
Dans cette école de la vie, puisqu'on peut bien l'appeler ainsi, gitaient, outre le personnel de maison et les éducateurs et éducatrices, deux jeunes et frais garçons dont l'âge pouvait s'estimer par la présence de stigmates acnéiques donnant un caractère pointilliste à leurs visages poupins.
Les deux énergumènes étaient plein de vie, bouillonnant de curiosité, agités comme des puces. Agitation qui leur jouait des tours puisque, par un curieux phénomène, plus ils s'agitaient, plus leur taille avait tendance à augmenter, leur faisant perdre toute discrétion dans leurs allées et venues.
Et c'est bien cela qui causa leur perte.
Un jour, mus par une curiosité que seul leur âge encore modeste pourrait excuser, Roustakouette et Quenouillard (c'est le nom dont les avait affublés leur tutrice, Madame Mathilde, par ailleurs directrice de l'établissement en question, qui, dans un élan de compassion, avait recueilli les deux miséreux nés de pères inconnus et de mères souvent nues), se mirent à gravir les quatre étages qui menaient au « combles des lys » (c'est ainsi que l'on nommait cette pièce donnant directement sur le jardin).
La porte étant close, ce qui nullement surprenant pour une maison bien tenue, nos deux bandits, approchant leurs têtes de l'huis, regardèrent par un minuscule interstice ce qui se théâtrait dans cette chambre où Marguerite recevait Madame de Meseuils, venue soulager ses crampes dorsales et ses vapeurs ventrales. De plus en plus agités, les deux larrons grossirent, enflèrent, gonflèrent, ballonnèrent, boursouflèrent, tu m'es fier à qui mieux mieux, tant est si bien que leur coup de sang alerta la surveillante, surnommée « la fée lotion » et non « la scions » comme certains esprits mal embouchés, et peut-être jaloux, se plaisaient à la nommer. Lotion, tout simplement, car pour masquer quelques rougeurs disgracieuses dues à un goût prononcé pour le sherry, elle s'enduisait largement le visage de crèmes apaisantes.
Donc, notre fée, outrée par cette curiosité contraire à la déontologie du lieu, décida d'une punition sévère, juste et efficace. Ses pouvoirs étant immenses, elle réduisit, dans un éclat explosif et d'un coup de baguette magique habile et bien placé, la taille de Roustakouette et Quenouillard, les ramenant à plus d'humilité et surtout à une grandeur qui ferait bonne figure au pays de Lilliput, ainsi surnommait t'on... mais ceci est une autre histoire !
Chap. 2 : Où nos héros découvrent un nouveau monde
Réduits à stature gnomâle, Roustakouette et Quenouillard, penauds et pendants, se trouvèrent projetés, par la grâce d'un éternuement vertueux (la fée lotion n'ayant jamais perdu l'habitude de priser), en plein centre du « comble des lys ». Et bing sur le mur, et bang sur le bois de lit, et aïe contre la table de nuit, les pauvres devenus si légers rebondirent comme baudruches ; dieu qu'il est frustrant d'avoir une dimension ridicule, pensèrent-ils... Enfin ! Les montagnes russes s'arrêtèrent et ils furent tout surpris d'atterrir sur une sorte d'immense coussin moelleux, doux, légèrement soyeux qu'ils entreprirent de descendre afin de retrouver la terre ferme et surtout le rez-de-chaussée où trône la cuisine fumante.
Roustakouette, plus courageux, pris la tête de la cordée, entraînant à sa suite et par la main, le pauvre Quenouillard devenu blême et flasque de peur. La longue et périlleuse descension commença.
Au début, tout se passa sans anicroche. Seule la fatigue se faisait sentir. Roustakouette et Quenouillard regrettaient amèrement leur mauvaise action, se disant que si tout était comme avant, ils pourraient encore doubler ou tripler de volume, ce qui aurait réduit d'autant la durée de la désescalade (ndla : si vous vous attardez quelques instants sur cette phrase, vous en saisirez tout le paradoxe, comme quoi la langue française et la nature sont des mystères bien insondables !). Mais, rien n'y fit, agitations, mouvements et tournoiements, ils gardèrent leur nouvelle et microscopique stature. Après quelques heures de marche, les voici qui atteignent le bord d'une véritable falaise, avant-garde d'une sorte de cirque himalayen aux strates antédiluviennes impressionnantes.
Chap. 3 : L'ascension du Mont Thoris
Contournant, ce qu'ils apprirent plus tard, avait comme nom Bryl, ils continuèrent à marcher, suant sang et eau, marcher et marcher. Quand, tout à coup, se dressa devant eux une forêt aux arbres immenses, mais sans branche, sans feuille. Juste une succession de troncs plus ou moins enroulés, semblant friser avec le ciel. Quelle vue hallucinante ! Sans parler de bruissements terrifiants dus sans doute à une bise polaire ou au déplacement de quelque animal fantastique (Roustakouette dira plus tard avoir aperçu une sorte d'araignée géante, mais n'en souffla mot à Quenouillard, de peur de l'effrayer encore plus et de le voir se recroqueviller jusqu'à l'état larvaire). Zigzagant entre les troncs, contournant les massifs boisés, les deux compères s'enfoncèrent dans la pénombre fantomatique. Après moult efforts, les voici qui arrivèrent en vue d'un paysage sorti de l'imagination fantasque d'un peintre bruegélien. Une sorte de mont se dressait devant eux, à hauteur tout juste franchissable, lisse et brillant.
Allons-y dit Roustakouette toujours vaillant, nous pourrons arriver de l'autre coté avant la nuit. S'étant nourris de fruits tombés des troncs pourtant glabres, ils avancèrent avec prudence. Au début, tout se passa bien. Puis, soudainement, ils sentirent sous leurs pieds comme des sortes de tressaillements, de subtiles vibrations du sol et, plus ils marchaient avec ardeur, plus ces vibrations gagnaient en intensité. Curieux phénomène surnaturel que ce mont qui répondait à leurs pas par ces mouvements anarchiques et de plus en plus intenses. A tel point que tout à coup, le sol se déroba sous leurs pieds, la grande dévalanche... quel séisme ! et les deux lutins crient : « Thoris, Thoris » - c'était le nom du mont - arrête, arrête ! Mais la terre se souleva dans un grondement infernal, les projetant à une vitesse inouïe en direction d'un gigantesque canyon aux bords escarpés...
Chap.4 : Quand nos héros affrontent la descente des rapides
Au secours ! A l'aide ! J'aperçois un fleuve aux eaux torrentielles, crie Roustakouette. Non c'est un raz de marée, hurle Quenouillard. L'océan va nous engloutir dans ses fosses abyssales, nous allons mourir, maman, ta g... tu la connais pas ta mère, l'enfer n'est pas que feu, ahhhhhhhh...
Les voici qui atteignent l'onde ruisselante et bouillonnante, plongent dans l'écume, ressortent à peine la tête le temps d'avaler une gorgée d'air, replongent, étouffent, halètent, sont ballottés d'un bord à l'autre de cette Amazone niagaresque, glissent le long de toboggans vertigineux, roulent entre les plissements hercyniens, sont projetés en haut des falaises abruptes, précipités vers les entrailles magmatiques, dévalent les flancs glissants comme verglas, se cognent sur les tumuli, évitent de justesse la fosse des Mariannes, se garent des éruptions imprévisibles... Quel spectacle diabolique ! se trouver ainsi plongés en pleine genèse (à « l'origine du monde », peindra plus tard un Gustave d'Ornans alimentant par là même les fantasmes lacaniens), en pleine création dantesque de l'univers...
Quelle terreur ! Quelle punition ! Ah qu'ils regrettent leur curiosité malsaine les deux petits hobbits !
C'est ainsi que s'achève ce récit. Le précieux vélin de Branly ayant trop souffert lors de son transfert entre le Monastère de Cacheleynone et le bureau des estompes, nous ne saurons jamais la fin de cette histoire palpitante. Tout au plus pouvons nous en tirer quelques hypothèses sur le péché originel, le bien-fondé des châtiments préventifs ou la nécessité des prières crépusculaires, remède infaillible contre les emportements nocturnes et assourdissants.
Yvan Charmallis